La propriété intellectuelle dans les chaînes de valeur des secteurs du textile et de la mode

De nombreux stylistes africains ont du mal à protéger leurs créations en tant que biens créatifs, comme le sont les œuvres musicales ou littéraires. Le problème est double : tout d’abord, de nombreux organismes nationaux de propriété intellectuelle sont confrontés à des défis liés à des capacités de mise en œuvre limitées. Par ailleurs, les jeunes créateurs de mode qui manquent de formation formelle ou de soutien administratif font souvent face à d’immenses difficultés d’ordre logistique et financières pour faire enregistrer un dessin, un nom, un brevet ou une marque. Il en résulte que de nombreux créateurs voient leur travail réutilisé, copié ou contrefait sans aucune compensation financière ou reconnaissance. La dépendance croissante du secteur de la mode à l’égard des technologies numériques et l’apparition d’outils tels que l’intelligence artificielle générative posent de nouveaux défis en matière de droits de propriété intellectuelle. Les dessins et modèles peuvent être partagés et diffusés très rapidement, notamment par l’intermédiaire des réseaux sociaux, et les créateurs peuvent facilement perdre le contrôle de leur bien immatériel le plus précieux : leur vision créative.

Deux organismes de propriété intellectuelle existent au niveau continental : l’Organisation régionale africaine de la propriété intellectuelle (ARIPO) et l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI). L’ARIPO est une organisation intergouvernementale qui facilite la coopération entre les États membres en matière de propriété intellectuelle, dans le but de mobiliser des ressources financières et humaines et de rechercher des avancées technologiques pour le développement économique, social, technologique, scientifique et industriel. L’OAPI, qui regroupe la majorité des pays africains francophones, a été créée en 1977 par l’Accord de Bangui dans le but de favoriser la coopération entre les États membres et le partage d’objectifs communs en matière de propriété intellectuelle. Bien que ces deux organismes jouent un rôle crucial dans l’harmonisation et la facilitation de la protection de la propriété intellectuelle dans plusieurs pays, ils sont confrontés à plusieurs défis qui ont une incidence sur leur efficacité et leur capacité à servir les États membres, notamment les capacités de mise en œuvre inégales de chaque État et le manque de coordination avec les offices nationaux de la propriété intellectuelle. Certains outils, tels que le Protocole de Swakopmund de l’ARIPO sur la protection des savoirs traditionnels et des expressions du folklore, qui permet aux États membres de protéger leurs savoirs traditionnels et leurs expressions culturelles et d’en tirer profit, peuvent être utilisés pour lutter contre les problèmes d’appropriation culturelle ou d’utilisation abusive, mais n’ont pas encore été pleinement déployés dans le secteur de la mode.

Alors que le Protocole de la ZLECAf sur les droits de propriété intellectuelle, adopté par l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine le 19 février 2023, devrait permettre un enregistrement unique de la propriété intellectuelle pour l’ensemble du continent, l’espace de la propriété intellectuelle en Afrique reste considérablement fragmenté, avec une pléthore d’initiatives et d’instruments aux niveaux régional et continental. Il faudrait notamment mieux préciser le rôle et le mandat de l’Office de la propriété intellectuelle de la ZLECAf (article 31), ainsi que ses liens avec les organisations régionales de propriété intellectuelle existantes, l’ARIPO et l’OAPI. Il s’agit là d’un obstacle majeur à la mise en œuvre du Protocole de la ZLECAf, qui pourrait compromettre la capacité des créateurs de mode africains à tirer profit de leurs créations dans le cadre d’une approche panafricaine, et donc la possibilité de développer pleinement l’économie créative sur le continent.

La question de l’authenticité et de l’appropriation est une préoccupation constante au niveau national, notamment face à l’expansion commerciale de certains imprimés, motifs ou techniques. Sans une protection adéquate, les textiles traditionnels risquent d’être considérés comme des tissus africains génériques, ce qui diluerait leur importance socioculturelle et historique et entraînerait une perte de revenus potentiels pour les communautés dont ils sont issus. Les textiles traditionnels sont notamment souvent copiés et produits à moindre coût à l’étranger, ce qui crée une concurrence déloyale et érode la part de marché des producteurs traditionnels.

Plusieurs initiatives locales ont été lancées ces dernières années pour protéger officiellement les créations africaines de l’exploitation et l’appropriation culturelles, et pour s’assurer que les créateurs et les artisans tirent pleinement profit de leur travail. Ces initiatives vont de la création d’entités juridiques spécifiques à la mise en place de labels d’indication géographique.

Il existe quelques exemples d’artisanats d’art, de motifs traditionnels et de textiles africains qui sont protégés par des labels d’indication géographique, comme les chapeaux de Saponé du Burkina Faso, ou le tissu kenté-oké, un hybride de deux tissus royaux d’Afrique de l’Ouest : le kenté du Ghana et l’aso-oké du Nigéria. Le tissu baoulé de Côte d’Ivoire est également en passe d’obtenir la protection de l’indication géographique. Un dossier similaire a récemment été présenté pour protéger les textiles kenté du Ghana au moyen d’indicateurs géographiques destinés à compléter la loi sur le droit d’auteur de 2005 (loi 690), afin de résoudre le problème de la production de textiles à l’étranger par des tiers. Les chercheurs estiment qu’entre 1994 et 2011, les exportations ghanéennes de kenté et d’autres textiles traditionnels ont chuté de 30 %, passant de 179,7 millions de dollars des États-Unis à 55,3 millions, notamment en raison de la production en masse de copies moins chères à l’étranger3. La protection de ce textile permettrait de reconnaître officiellement sa valeur en tant que bien culturel qui ne peut être produit qu’au point de rencontre d’un lieu, d’une communauté et d’une tradition spécifiques. En Namibie, les bijoux ekipa en ivoire sont protégés par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction et nécessitent un permis d’exportation. Malgré des progrès récents, de telles protections sont rares et peu répandues. Dans la plupart des cas, les textiles traditionnels, les formes d’habillement ou les designs de mode ne bénéficient d’aucune protection officielle de la propriété intellectuelle, ce qui entraîne des pertes de revenus importantes non seulement pour les créateurs individuels, mais aussi pour des communautés entières.

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